Les œuvres de miséricorde, comme l’a rappelé le pape François, sont nécessaires pour vivre dès à présent de la vie du Ciel. Elles sont le laissez-passer que le Seigneur Jésus nous demandera au terme de notre vie terrestre (cf. Mt 25 : « J’avais faim, et vous m’avez donné à manger… »). Saint Jean de la Croix a eu de cette vérité une vive intuition quand il a écrit : « Au soir de la vie, nous serons jugés sur l’amour ».
L’amour, en effet, est fécond, même dans les petites choses. Cela, la « petite » Thérèse, pleine d’attentions pour ses sœurs du Carmel de Lisieux, l’avait bien compris. Et c’est pour cette raison que le saint pape Jean-Paul II nous l’a donnée en exemple en faisant d’elle un docteur de l’Église… Nous n’avons pas le pouvoir de changer le monde ; mais nous avons le pouvoir, comme elle, de répandre un peu de bonté autour de nous. Voilà ce qu’elle nous a enseigné par sa vie, et c’est déjà beaucoup.
Gare aux marchandeurs…
Pour autant, ces œuvres de miséricorde que nous présenterons à Jésus à l’heure de notre mort ne sont pas une monnaie d’échange, comme dans le mythe grec de Charon ! Il ne s’agit pas de donner sa pièce pour payer son passage vers l’au-delà, en disant par exemple : « Voilà, Seigneur, j’ai prié, j’ai jeûné, j’ai fait l’aumône, etc. ; à présent, donc, tu me dois de m’accueillir auprès de toi – je le mérite ! ».
La parabole du pharisien et du publicain qui montaient au Temple (cf. Lc 18, 9-14) permet de comprendre cette donnée fondamentale de la foi : la source de notre salut n’est pas dans nos œuvres – même des œuvres excellentes, comme celles qui viennent d’être énumérées –, mais dans la pure miséricorde de Dieu pour nous. C’est le collecteur d’impôts repenti, en effet, qui fut justifié en revenant chez lui, malgré la misère morale de sa vie et l’indigence de sa prière, et non le pharisien, pourtant débordant d’œuvres de miséricorde – il prie, il jeûne, il fait l’aumône : sa vie est un parfait carême !
La foi ou les œuvres ?
La difficulté dans l’interprétation de cette parabole, c’est de comprendre, avec saint Paul, que ce qui cause le salut, ce ne sont pas nos œuvres, mais la miséricorde de Dieu, tout en tenant, avec l’apôtre saint Jacques, que nous ne serons pas sauvés sans des œuvres qui attestent notre conversion. Jacques a parfaitement raison lorsqu’il écrit (Jc 2, 14-17) :
« À quoi cela sert-il, mes frères, que quelqu’un dise: “J’ai la foi”, s’il n’a pas les œuvres ? La foi peut-elle le sauver ? Si un frère ou une sœur sont nus, s’ils manquent de leur nourriture quotidienne, et que l’un d’entre vous leur dise : “Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous”, sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps, à quoi cela sert-il ? Ainsi en est-il de la foi : si elle n’a pas les œuvres, elle est tout à fait morte. »
Point de salut sans les œuvres de miséricorde : même leçon, donc, que dans la parabole des brebis et des boucs (cf. Mt 25). Mais Jacques prend le problème par les effets de l’action de Dieu dans le cœur du croyant qui s’est ouvert à la miséricorde : les œuvres. Paul, lui, prend le même problème, mais par l’autre bout : par la cause (la miséricorde). Formé à l’école du rabbin Gamaliel (cf. Ac 22, 3), Paul est bien placé pour savoir que dans le judaïsme, il y a une forte tendance à penser que c’est parce qu’on pratique la Loi, parce qu’on accomplit les actes du culte, notamment, et les nombreux commandements issus de la tradition orale, qu’on est sauvé. Or voici que ce grand pécheur, qui persécutait l’Église de Dieu, a fait l’expérience de la miséricorde de Dieu pour lui. C’est la bonté gratuite du Seigneur Jésus qui l’a rejoint sur la route de Damas, sans aucun mérite de sa part. Aussi, dans la lumière de la Croix et de la Résurrection, Paul a insisté auprès des chrétiens de Rome pour qu’ils comprennent que ce qui sauve, c’est d’abord l’amour gratuit que Dieu a manifesté pour nous dans le Christ (cf. Rm 3 et 9). Bref, si on est sauvé, ce n’est pas par les œuvres en tant que telles, mais en raison de la « grâce » (la bonté « gratuite ») de Dieu, don qui ne met qu’une condition à notre liberté pour produire des fruits en nous : que nous l’accueillions en mettant notre foi en Jésus mort et ressuscité.
L’effet micro-ondes
Ainsi, les deux approches sont vraies, mais il faut respecter un ordre de priorité si l’on veut dénouer l’impression de contrariété entre Paul et Jacques, entre la foi et les œuvres : d’abord, c’est la miséricorde de Dieu qui opère en nous, jusque dans le fait de nous aider à l’accueillir ; mais cette action de Dieu en nous, si elle est authentique, porte forcément des fruits qui attestent que note cœur s’est ouvert au salut.
Prenons un exemple. Lorsque nous réchauffons un plat au micro-ondes, l’action des ondes est invisible ; elle ne se reconnaît que par ses effets : si cette action est efficace, le plat chauffe, tout simplement ! Eh bien, il en va ainsi pour l’action de la miséricorde de Dieu en nous : si nous l’accueillons librement dans notre vie, elle fructifie en des œuvres de miséricorde. Nous ne voyons pas la grâce (« les micro-ondes ») ; mais nous expérimentons que notre vie change (notre cœur, comme le plat, se réchauffe !), et nous constatons que des œuvres que nous pensions être incapables de faire, avec l’aide de Dieu, à présent nous les faisons, et parfois même aisément : prière, jeûne, aumône, et toutes les autres œuvres de miséricorde. Les œuvres vérifient ainsi l’authenticité de notre ouverture à la grâce, un peu comme la chaleur du plat vérifie le bon fonctionnement des micro-ondes.
Un peu de subtilité !
Ainsi, pour interpréter la parabole du pharisien et du publicain, il faut être un peu subtil et ne pas enfermer ces deux personnages dans une opposition radicale. Les œuvres de miséricorde du pharisien sont bonnes ; gardons-les ! Le problème, avec lui, c’est qu’elles ne sont pas référées à la bonté de Dieu. Il pense que c’est par lui-même qu’il produit ces fruits (prière, jeûne, aumône). Il est dans l’illusion spirituelle : sans l’action de Dieu au fond de lui, il serait incapable de déployer cette bonté. Ses bonnes œuvres, par conséquent, son orgueil les frappe de stérilité. Imitons plutôt l’humble publicain repenti : le point de départ radical de sa conversion, c’est la bonté de Dieu, qui l’a saisi ; ce ne sont pas ses œuvres. Mais si le publicain, après avoir entrevu la miséricorde de Dieu, ne change pas de vie en redescendant du Temple, alors sa foi toute neuve restera stérile : sa vie, contrairement à celle de Paul, de Marie-Madeleine, de Zachée, du bon larron, etc., ne portera pas de fruits.
En somme, les œuvres de miséricorde sont la signature de l’action de l’Esprit Saint en nous. Elles attestent que nous avons déjà commencé à vivre de la vie du Ciel. Jésus enseigne que si nous nous convertissons, nous ne nous rendrons même pas compte du passage dans le Royaume de Dieu (cf. Jn 5, 24) ! Nous ressemblerons à un arbre qui commence à donner des fleurs et des fruits, et ce sont ces fruits mûrs que Dieu cueillera au soir de notre vie. De la terre au Ciel, donc, le passage ne se comprend pas en termes de ruptures ; c’est une croissance vers toujours plus de bonté, jusque dans l’intimité du « Père des miséricordes » (2 Co 1, 3).
• Frère Sylvain Detoc o.p.
Juin 2016