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Chèvres et Brebis

Article publié le 3 novembre 2022 par Père Jérôme MONRIBOT dans Billets spirituels

La liturgie de la Parole, en ce jour du 02 novembre – Commémoration des fidèles défunts – nous offrait la possibilité de réentendre l’Évangile du Jugement dernier, cette grande fresque parabolique que nous pouvons lire en Matthieu 25, 31-46. La nouvelle traduction liturgique du Lectionnaire, promulguée le 1er dimanche de l’Avent 2014, a toutefois remplacé le terme de « chèvres » (que nous trouvions dans l’ancienne) par celui de « boucs », introduisant ainsi, fort regrettablement, l’idée d’une différentiation sexuelle teintée d’imaginaire. Dans la culture occidentale, en effet, le bouc est très souvent assimilé au démon… Quant au terme grec de l’Évangile, sans être pour autant très explicite, il évoque davantage le petit d’une chèvre – un chevreau – que l’anglais traduit à son tour par « goat. » Au-delà d’une simple interrogation littéraire, nous allons voir, cependant, que le choix des mots n’est pas du tout anodin et que Notre-Seigneur avait de très bonnes raisons pour nous parler symboliquement de « chèvres et de brebis. »

Dans la grande parabole du Jugement dernier, le Christ associe donc lui-même à des « brebis » ceux qui seront les bénis du Père et à des « chèvres » ceux qui seront maudits pour le châtiment éternel. La parabole de Jésus insiste sur le fait, que rien, dans le rapport extérieur qu’ils entretiennent avec le Christ, ne semble condamner les réprouvés : « Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim, avoir soif, être nu, étranger, malade ou en prison, sans nous mettre à ton service ? » En quoi, dès lors, les maudits se distinguent-ils des bénis ? Tel est l’objet de l’énigme qu’adresse Jésus à ses disciples. Car cette parabole, en effet, s’insère dans un long discours à ses Apôtres et non aux scribes et aux Pharisiens. Pour mieux comprendre, il nous faut donc préalablement considérer ce qu’est une brebis et ce qu’est une chèvre, puisque le Christ, à travers cette parabole, invite notre imagination à le faire.

Chèvres et brebis, précisément, sont quasiment semblables : même poids et taille, même pelage… Un citadin pourra donc facilement confondre ces deux animaux qui, pourtant, sont bien deux sous-espèces différentes d’un même genre appelé « les caprins. » Brebis et chèvres, en outre, ne se distinguent pas toujours en raison de leurs cornes, car l’une ou l’autre espèce peuvent en être pourvues. C’est pourquoi, seul le berger est en mesure de les séparer. Ce berger est évidemment une figure du Christ car lui seul connaît ses brebis… 

Ceci étant dit, quelles réalités archétypales le type « brebis » et le type « chèvre » peuvent-ils bien signifier ? 

Animal uniquement domestique, contrairement à la chèvre qui peut aussi exister à l’état sauvage, la brebis est donc en puissance, déjà, de signifier « la domestication » d’un désir profondément enraciné dans la nature humaine. Ce caprin, en effet, est surtout connu pour son instinct grégaire. D’où, parfois, l’utilisation de l’image que véhicule son mâle, le mouton, pour qualifier péjorativement ceux dont le comportement est sans cesse dicté par la doxa de l’opinion publique. Cet instinct grégaire, une fois domestiqué, se transforme alors dans une certaine docilité à la voix du berger : « Mes brebis écoutent ma voix » (Jean, 10, 27). Nous comprenons ainsi que les justes sont en réalité ceux qui, selon la bonté de leur inclination naturelle à vivre en société, se portent spontanément à la rencontre des besoins de leurs frères et sœurs. Ils ne cherchent pas à vivre leur existence de manière isolée, détachés de tout… Mais, quand ils peuvent soulager les misères des autres, ils obéissent aussitôt à la voix de leur conscience. Sans le savoir, ils accomplissent alors la volonté du Seigneur.

Le comportement de la chèvre quant à lui, s’oppose radicalement à celui de la brebis. Le comportement de la chèvre, en effet, trahit un instinct d’indépendance, parfois proche de la folie [1], comme la chèvre de M. Seguin qui, malgré les recommandations explicites de son maître, se fera bel et bien croquer par le loup. Cet instinct d’indépendance est précisément la raison pour laquelle nous pouvons rencontrer la chèvre à l’état sauvage : elle peut se débrouiller toute seule car elle ne se préoccupe que de sa pitance !

Ceux qui sont condamnés au supplice du feu sont donc ceux qui, bien que se justifiant d’une appartenance explicite au Christ, ont cependant agi avec folie aux yeux de Dieu. Ils se sont rendus coupables d’égocentrisme. Leurs instincts à tout rapporter à leur petite personne (ou à un Christ idéalisé) les ont rendus sourds à toute compassion, incapables de discerner la présence du Seigneur en leurs frères et sœurs dans le besoin. En péchant par omission, ils se sont montrés totalement indociles à l’enseignement du Maître qu’ils prétendaient servir. Leurs lèvres honoraient certes le Seigneur mais leurs cœurs demeuraient loin de lui. Aussi le Seigneur leur dit-il : « Éloignez-vous de moi ! »

Nous pouvons maintenant formuler la question essentielle que suscite à notre conscience la parabole du Jugement dernier : Comment réaliser la volonté du Seigneur si notre instinct nous pousse à tout ramener à soi ? [2] Dieu, providentiellement, nous livre la solution dans le récit du sacrifice d’Isaac (cf. Gen. 22, 1-14).

Le sacrifice du bélier, mâle non castré de la brebis, qu’offrit Abraham après que l’ange du Seigneur eût arrêté son geste, exprime parfaitement la purification de son désir obsessionnel d’être père. Dans l’instinct de sa paternité, en effet, Abraham voulait un fils pour lui-même – pour la consolation de ses vieux jours – et non pour accomplir réellement les vues que nourrissait le Seigneur au sujet d’Isaac… Bien des couples, aujourd’hui, prétendant avoir un droit à l’enfant, devraient s’inspirer de l’exemple d’Abraham pour ne pas l’imiter… La substitution providentielle d’un bélier qu’il lui faudra immoler signifiera alors à la conscience du Patriarche que sa paternité avait bel et bien besoin d’être purifiée. 

Comme nous pouvons le remarquer, toutes ces figures archétypales entretiennent entre-elles une profonde et réelle cohérence. Par exemple, un instinct sexuel non domestiqué (signifié par la figure archétypale du bouc) associé à un instinct égocentrique (signifié par la figure archétypale de la chèvre) engendrera inévitablement un comportement erratique de la raison, signifié à travers la figure archétypale du cabri dont les bonds expriment les sautes d’humeur. À l’inverse, l’agneau, petit de la brebis et du bélier, exprimera l’humeur d’une tendresse toute paternelle. La figure de l’Agneau étant associée à Jésus par Jean-Baptiste, on comprendra alors qu’elle signifie, à ses yeux, que le Christ incarne l’éros du Père pour ses enfants. Un éros qui, en réalité, se révélera agapé dans la sublimation du sacrifice de la Croix que réalise et manifeste la Résurrection.

En conclusion, fréquentons les animaux pour être moins bêtes !

[1] Quelques versets auparavant, nous avons la parabole des « Vierges sages et des vierges folles » (cf. Matth., 25, 1-13) et celle dite « des talents » (Matth., 25, 14-30).

[2] La gravité du châtiment de Dieu révèle toujours la nature et la gravité de la faute commise. Dans la parabole, l’absence de toute compassion divine : « Allez-vous en loin de moi maudits ! » exprime en réalité « en quoi » les fautifs sont réellement coupables. Par manque de compassion, ils s’étaient tenus à distance de leurs frères nécessiteux. Ils sont donc tenus à l’écart de toute compassion divine…